L'avocate qui menace les internautes
Par Yann PHILIPPIN
Le Journal du Dimanche
Une avocate a envoyé un courrier à des milliers de pirates présumés, au nom d'une société de jeux vidéo polonaise dont ils auraient téléchargé illégalement des produits. Elle leur demande de régler 400 euros ou menace de saisir leur biens. Une démarche qui choque non seulement les internautes mais aussi certains avocats. Et pourrait être illégale.
C'est la plus grande opération jamais menée en France contre les adeptes du téléchargement. Depuis une dizaine de jours, plus de 50 abonnés des fournisseurs d'accès internet Free et Orange ont reçu une lettre de mise en demeure signée de l'avocate parisienne Elizabeth Martin. Ces internautes sont accusés d'avoir piraté via des logiciels d'échange de fichiers peer-to-peer le jeu vidéo Call of Juarez, édité par la société polonaise Techland. L'avocate leur demande de payer 400 euros d'ici quatorze jours, faute de quoi elle se dit certaine d'obtenir d'importants dommages et intérêts en justice, et n'hésitera pas à réclamer "la vente de vos biens".
L'affaire menace de prendre des proportions énormes. Elizabeth Martin a en effet obtenu le 22 janvier auprès du tribunal de grande instance de Paris une ordonnance qui oblige huit fournisseurs d'accès à lui livrer les nom et adresse de tous les fraudeurs repérés par Techland sur internet. Selon nos informations, pas moins de 5.079 internautes sont concernés ! A titre de comparaison, l'ensemble des producteurs français de disques n'ont lancé qu'un peu plus de 200 procédures, dont seulement une quarantaine a fini devant les tribunaux.
Déjà testé avec succès aux Etats-Unis par les studios d'Hollywood, l'envoi massif de mises en demeure est une première dans l'Hexagone. "Il s'agit simplement de réparer le préjudice subi et d'offrir aux fraudeurs une alternative moins onéreuse qu'un procès", indique-t-on chez Techland. Cette méthode permet également à l'éditeur d'encaisser de l'argent sans engager de coûteuses procédures judiciaires.
Plusieurs internautes ont déjà réglé les 400 euros
A en croire les dizaines de messages angoissés postés sur le forum du site ratiatum. com, qui a révélé l'affaire, la tactique fonctionne. Plusieurs internautes ont déjà réglé les 400 euros. C'est le cas de Marie*, alors même que cette jeune femme affirme avoir acheté le jeu dans le commerce. "J'ai des enfants. Je ne voulais pas que la police débarque chez moi", explique-t-elle. D'autres internautes jurent qu'ils n'ont jamais téléchargé Call of Juarez, mais seulement la démonstration officielle. Ceux qui avouent avoir piraté le jeu sont également furieux. "Si la méthode avait été correcte, j'aurais accepté un accord amiable, explique Patrick*, qui vit dans les Yvelines. Je préfère me défendre en justice plutôt que de payer des gens qui pratiquent l'intimidation."
Plusieurs avocats interrogés par le JDD se sont déclarés choqués par la lettre de leur consoeur Elizabeth Martin. "Elle est rédigée de manière scandaleuse", dénonce Me Emmanuel Pierrat. Ce spécialiste de la propriété intellectuelle a repéré trois violations du code de déontologie. L'avocate n'informe pas les accusés de la possibilité d'être assistés d'un avocat. Elle ne s'engage pas à renoncer aux poursuites en échange des 400 euros. Et elle demande aux internautes de verser l'argent directement sur son compte. Or, pour éviter tout soupçon d'escroquerie, ce type de règlement doit obligatoirement transiter par la Carpa, la "banque des avocats". Par ailleurs, aucune des mises en demeure n'a été expédiée en recommandé, ce qui leur ôte toute valeur juridique.
"Ces pratiques semblent très éloignées des principes essentiels de notre déontologie", confirme un responsable de l'ordre des avocats de Paris. Le barreau a ouvert mardi une enquête à l'encontre d'Elizabeth Martin et peut décider de saisir la justice. Plusieurs passages de la lettre pourraient en effet constituer un délit de "menace" ou de "chantage", passibles de poursuites pénales selon d'autres avocats. "Je n'ai pas à parler de ce genre de choses avec un journaliste", a déclaré Elizabeth Martin au JDD.
Le cerveau de l'opération semble être la société Logistep, qui a repéré les fraudeurs présumés pour le compte de Techland. Cette agence suisse de chasse aux pirates a déjà mené des opérations similaires en Allemagne et en Grande-Bretagne. A chaque fois, la méthode est la même : sélection d'un cabinet d'avocats et envoi de milliers de courriers, à la formulation identique dans tous les pays. Or, au Royaume-Uni, plusieurs internautes affirment eux aussi n'avoir téléchargé que la "démo" du jeu. "C'est absolument impossible. Nous vérifions scrupuleusement que chaque contrefacteur que nous repérons a bien mis à disposition le fichier complet", indique-t-on chez Logistep.
"Je pense qu'ils n'attaqueront personne en justice", indique Me Gilles Broca, avocat au barreau de Nice. Son confrère Emmanuel Pierrat conseille "de ne pas payer, de ne pas répondre, et d'adresser une copie de la mise en demeure au barreau de Paris". Des internautes ont déjà saisi le barreau, la Cnil et l'UFC-Que Choisir. Et une quinzaine d'entre eux envisagent de se regrouper pour se défendre devant les tribunaux.
* Les prénoms ont été modifiés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire