samedi 13 novembre 2010

Dans le «gruyère» de la défense suisse

François Sérié 12.11.10

Les Suisses l'appellent affectueusement le «gruyère». Il ne s'agit pas de leur célébrissime fromage, mais des centaines de kilomètres de galeries souterraines blindées, des bases aériennes, des arsenaux et des abris antinucléaires dissimulés dans la montagne et au milieu des chalets. Bienvenue dans un pays de paix toujours paré pour la guerre.

Il est 8 heures du matin. Sorti de la montagne, un avion de chasse F/A-18 Hornet traverse soudain la route départementale pour rejoindre sa piste d'envol. Puis, un deuxième appareil traverse la route, réacteurs au ralenti. Un salut amical du pilote aux automobilistes, bloqués au passage à niveau, et l'aéronef décolle. La scène est surréaliste. Bienvenue à Meiringen, la base principale de la Schweizer Luftwaffe, bien cachée dans les contreforts des Alpes. Elle abrite le fleuron de l'aviation militaire suisse: le F/A-18 Hornet. Une trentaine d'avions qui participent régulièrement à des exercices en étroite coopération avec nos Mirage et Rafale de l'armée de l'air.

En Suisse, l'armée est partout, mais on ne la voit pas. Pourtant, tout citoyen helvète effectue au sein de la Schweizer Armee «des périodes» de trois à six semaines par an. Chaque conscrit possède son arme et son uniforme chez lui. Comme eux, les pilotes civils effectuent des vols dans les F-5 Tiger ou F/A-18 Hornet de l'armée de l'air dans l'une des six bases aériennes souterraines suisses. Qu'ils aient appartenu à la défunte Swissair ou qu'ils travaillent aujourd'hui à la compagnie aérienne Swiss, ces acrobates passent aisément de leurs Boeing 747 à leurs appareils de combat. Après chaque vol, les avions viennent se mettre à l'abri dans une « caverne » creusée sous la montagne. Comme ils ne peuvent pas y entrer seuls, un ingénieux système permet à un petit tracteur de tirer leur train d'atterrissage en suivant, à l'aide d'une loupe, une ligne peinte au sol pour éviter toute collision dans le tunnel d'accès en S (une forme de fortification spécifique pour détourner les missiles).

Ces bases souterraines ont été imaginées pendant le dernier conflit mondial et réalisées au moment de la guerre froide pour protéger l'arsenal suisse des éventuelles frappes du bloc de l'Est. A l'intérieur, des ateliers de stockage et de réparation des avions, ainsi qu'un casernement. Des dortoirs, cantines et hôpitaux à l'abri d'attaques extérieures, protégés notamment contre des explosions nucléaires. Un peu partout, les militaires ont développé un réseau de faux chalets mais de vrais bunkers antichars, totalement intégrés dans un décor de carte postale. Un réseau de 200 à 300 chalets qui visait, jusqu'à très récemment, à «casser» une offensive «ennemie» en aval du réseau fortifié dans les montagnes.

Ce sont les nombreux éléments de ce «gruyère» suisse, constitué de centaines de forts et de fortins bâtis en réseau pour se protéger l'un l'autre et ingénieusement dissimulés dans le paysage à la manière d'une gigantesque ligne Maginot. Il existe deux Suisse. Celle de la surface, à l'image touristique, parsemée de lacs, de sommets enneigés, d'herbes grasses. Et celle en sous-sol, truffée de souterrains. «Une Suisse souterraine pouvant s'enorgueillir de pouvoir protéger la majeure partie de sa population en cas de guerre ou d'accident nucléaire», assure Maurice Lovisa, architecte et grand spécialiste des fortifications.

Le chalet de Faulensee est à l'image de cette Suisse idyllique pour magazines de tourisme. Il fait partie d'un réseau de quatre faux chalets équipés de canons antichars ou à longue portée. Placées au cœur du village, ces délicieuses maisonnettes de béton au bord du lac de Thoune possèdent des armes capables de clouer un régiment sur place. Ils sont desservis par un réseau souterrain et un centre de commandement qui leur permet de communiquer entre eux. Leur emplacement anodin permet à la population, responsable de sa propre défense, de surveiller et de protéger, de rejoindre les bunkers en cas d'urgence et de se battre en cas de besoin. S'il se faisait un jour sentir... Pour lutter contre d'hypothétiques offensives de blindés, le pays est aussi traversé par un réseau de surface, affectueusement baptisé « Toblerone ». Après le gruyère, cette nouvelle métaphore alimentaire ne décrit rien de très gustatif. Il s'agit en fait d'une série de gigantesques dents en béton dont la forme ressemble étrangement à la célèbre barre chocolatée.

A une centaine de kilomètres de Faulensee, face à la France, les infrastructures de Dailly nous ont ouvert leurs portes pour la première fois. Partie romande du « Réduit national », en face des pistes de ski d'Avoriaz, les canons du fort de Dailly peuvent tirer jusqu'en France. Plusieurs canons de 150 millimètres, des mortiers à éclipse, habilement dissimulés dans le paysage, sont ainsi susceptibles, en cas de brouille sévère avec notre pays, d'atteindre la vallée de Chamonix, à 25 kilomètres de là. En dessous serpentent presque à l'infini des kilomètres de souterrains desservant des casernements et des arsenaux conçus pour protéger et équiper plus de 1000 hommes pendant plusieurs semaines. Ainsi, en théorie, le fort de Dailly a-t-il pour mission de stopper net une offensive terrestre venant des plaines du Léman. Et accessoirement de France.

L'armée et la Confédération suisse disposent aussi de réserves de nourriture régulièrement mises à jour pour toute la population et la troupe. Chaque immeuble, hôpital, chaque école possède aussi son «abri de protection civile». Des hôpitaux souterrains militaires et civils ont également été construits pendant la guerre froide. En effet, chaque hôpital est tenu de posséder l'équivalent souterrain des installations et équipements de surface. Des obligations qui posent de vrais problèmes logistiques et techniques, puisque certains instruments chirurgicaux ont des dates de péremption incompatibles avec un stockage prolongé. Il n'est ainsi pas rare qu'en exercice, les médecins militaires, par ailleurs médecins dans le civil, se plaignent de travailler avec des instruments devenus obsolètes.

Des dizaines d'usines souterraines furent ainsi construites pendant la Seconde Guerre mondiale pour des raisons stratégiques. Celle du col du Grimsel, par exemple, assure l'alimentation électrique de nombreuses villes helvètes, dont Zurich. Tous les pans de l'économie et de la production ont été pensés en amont, pour pouvoir survivre en cas de guerre ou de conflit nucléaire. Même « vitrifié » en surface, le pays était supposé pouvoir continuer à survivre en sous-sol. En plusieurs décennies, des milliards de francs suisses ont été injectés dans ce système de défense, également appelé Réduit national suisse. Théorisée au XIXe siècle par le chef de l'état-major général Pfyffer von Altishofen, et renforcée par le généralissime Henri Guisan pendant la dernière guerre, la «théorie du Réduit» repose sur un principe simple : l'évacuation des plaines, notamment toute la région de Genève et du Léman, pour se replier sur les premiers contreforts des Alpes.

Construits dès la fin du XIXe siècle, les premiers bunkers du Réduit à l'ouest, au sud et à l'est ne cesseront d'être perfectionnés. Mais tout s'accélère dans les années 50. «La guerre froide fut le déclencheur d'une véritable politique nationale d'armement et de protection des citoyens», explique Maurice Lovisa. Toutes les « cavernes » existantes à Saint-Maurice (Dailly), face à la France, au massif du Gothard, face à l'Italie, au Brenner, face à l'Autriche et l'Allemagne, furent ainsi élargies et améliorées. A cette époque, la paranoïa était telle que l'or de la Banque centrale avait été dispersé dans les forts, pour éviter que les troupes du pacte de Varsovie ne puissent un jour mettre la main sur ce pactole.

Longtemps, et notamment pendant cette période, les militaires suisses ont bénéficié d'excellentes rémunérations et de conditions de réinsertion privilégiées dans le civil. A qualification égale, un militaire, particulièrement un officier, trouvait plus facilement un employeur qu'un non-militaire. Un système qui tend à disparaître aujourd'hui, avec la baisse des effectifs militaires et la mise en sommeil progressif d'une grande partie de cet arsenal défensif.


Les exercices ont montré les limites du système

Car, malgré les milliards investis, l'armée suisse démantèle petit à petit ses bunkers et réduit parallèlement le nombre de ses soldats. Certaines bases aériennes souterraines servent aujourd'hui de stockage pour les chars ou les hélicoptères obsolètes. Certaines casemates deviennent des musées, chers à entretenir. Des entreprises ont sauté sur l'occasion. Certains bunkers sont transformés en centres de stockage ultraprotégés à l'usage de particuliers ou d'entreprises, voire en lieux de vies new age ou en hôtels.Il ne suffirait pourtant que de quelques jours pour en réactiver la majorité. Le Conseil fédéral n'en a pas moins décidé très récemment de suspendre progressivement l'activité de ces fortifications, dont celles dernièrement rénovées, considérant qu'elles ne correspondaient plus à un type de menaces identifiable aujourd'hui... Scellant ainsi le sort de l'un des plus impressionnants systèmes de défense militaire au monde.

Il est vrai que les exercices ont montré les limites du système. Le plus spectaculaire et le moins concluant s'est déroulé en 1987. Pour éviter de creuser le sous-sol du centre historique de Lucerne, l'Etat fédéral eut une idée ingénieuse : utiliser le tunnel autoroutier tout proche pour y protéger, en cas de conflit ou d'accident nucléaire, la majeure partie de la population de la ville. Mais le test grandeur nature permit surtout aux autorités de s'apercevoir que seules 17 000 personnes pouvaient potentiellement y être hébergées. Par ailleurs, les deux gigantesques portes en béton armé mirent vingt-quatre heures à se fermer et à «emprisonner» les 10.000 volontaires retenus pour participer à la simulation de guerre nucléaire.

Pire, au bout de quarante-huit heures, la situation était devenue ingérable. Les premiers incidents à l'intérieur du tunnel n'ont pas tardé à éclater entre réfugiés ainsi concentrés dans un espace confiné. Certains «résidents» volontaires, ne supportant plus l'enfermement, en vinrent aux mains. Un phénomène comparable a celui vécu par certains régiments de la ligne Maginot, atteints de «bétonnite». Une sorte de dépression mêlée parfois d'agressivité et de comportements irrationnels. De quoi forcer aujourd'hui, plus de vingt ans après la chute du bloc de l'Est, l'armée suisse à sortir timidement de ses cavernes.